Vous noterez que le personnage central s'appelle Malhuin, c'est de lui (un de mes personnages de roman) que je tire mon pseudo. Pourquoi ce petit cadeau ? Il s'agit d'une nouvelle med-fan qui parle de bataille et de siège dans un univers de fantasy. Je pense que c'est une mine d'idées (je sais je me jette des fleurs à la pelle, vous n’aviez pas remarqué que j'étais un brin mégalo ?

Trêve de bla-bla voilà la nouvelle :
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Un Chemin Tortueux
La guerre est un trompe l’œil.
Une pute borgne qui vous fait mille minauderies et qui soudain se tourne contre vous et vous poignarde au pire moment. Souvent mensongère, toujours cruelle et insensée, la guerre nous blesse et nous lèse.
Elle est aussi comme un révélateur. Ainsi, nous nous trouvons réduis au noyau dur de notre personnalité. Il est rare alors que nous soyons heureux de ce que nous voyons.
La guerre est déshumanisante par sa violence, par ses trahisons. La seule armure qui nous protège de ses coups est la camaraderie. Les civils ne comprennent rien à notre univers. Ils ne comprennent rien à l’abnégation qu’il faut pour sacrifier ses amis à de parfaits inconnus. Lorsque l’ambition et la jalousie s’en mêlent alors vos camarades meurent et il ne vous reste plus rien.
Plus rien ? Sauf la vengeance, évidemment.
C’est pour ça que j’écris ces lignes, en espérant que vous puissiez comprendre et pardonner.
C’était l’automne, c’était la victoire.
Nous étions exaltés. Les portes de la ville, que nous venions de franchir, portaient encore les stigmates du siège que nous avions réussi à lever. J’étais heureux sans savoir combien ce bonheur était illusoire. Dans la folle insolence de la jeunesse, je ne voyais que la réussite présente. J’avais oublié l’armée en retraite qui venait de refranchir la Porte Noire. Je me consacrais entièrement à répondre aux embrassades des femmes qui nous attendaient dans les rues.
Une voix s’éleva soudain :
- Prince Halwygg-Nan-Nee ?
C’était un jeune officier enveloppé dans un manteau violet. Péniblement, il remontait la foule en jouant des coudes.
- Monseigneur, sa majesté la reine Idril souhaiterait vous entretenir en privé.
Machinalement, je tirais sur les rênes de l’étalon et le fit obliquer vers le jeune Elfe. Raidis au garde-à-vous, il soutint mon regard avec difficulté. Ce n’était pourtant pas un bleu. Sous son manteau, je devinais l’armure de cuir brun, décorée de motif en forme de feuilles d’acanthe, qui était l’uniforme de la garde royale. La mort de mon père avait précédé de peu ma victoire contre l’Hérésiarque, confondant les deux chocs. En peu de jours, j’avais changé de statut. Simple général de cavalerie, j’étais soudain devenus le héros de tout un peuple.
- Où se trouve sa majesté, officier ?
- Son altesse vous attend place de l’Andal, au sommet de l’escalier du palais.
La pensée que la reine pouvait m’attendre m’électrisait. La peur n’était pourtant pas absente de mes rêveries. Idril d’Orodoreth était la plus désirable des enfants des Elfes. Les poètes de mon peuple, comme leurs affidés humains, la couvrait littéralement de vers. Même les Nains perdaient toute arrogance en sa présence. Mon père avait courtisé la belle qui semblait céder à ses avances. Moi, jamais elle ne m’avait vu. Ma renommée soudaine me valait cette rencontre privée et mon cœur battait à toute allure. Dans l’ombre de mon père, j’avais vu la reine et mon âme s’était fêlée. Comme d’autres avant moi, je m’étais mis à l’aimer… sans espoir.
Néanmoins, je ne m’illusionnais pas.
Après avoir laissé mon cheval aux mains de l’officier, je quittais les rues populeuses. L’escalier monumental qui menait jusqu’aux portes du château était vide. Seule une flamme arpentait ses marches.
Je m’en souviens aujourd’hui encore. Le soleil se couchait de l’autre côté des tours, incendiant le marbre blanc de reflet d’or pur. Vêtue d’une robe parasélène bleu et verte ornée de perles et de fils d’or, Idril descendait vers moi. L’astre agonisant se posait sur elle, la nimbant d’une aura de lumière.
Elle me sourit, tendant une main que je pris avec douceur.
- Je suis heureuse que vous soyez venus, Malhuin… où dois-je vous appeler prince Halwygg-Nan-Nee ?
- Non, je… Votre Majesté, mon prénom suffira. J’ai… Lui, je n’ai pas l’impression de l’usurper.
L’Elfe me jaugea d’un regard impénétrable. Plus encore que d’habitude, je me sentis isolé au milieu des Elfes d’Argent. Mes cheveux couleur de paille et mes yeux verts me désignaient comme un Elfe d’Or. Un peuple presque exterminé au début de la guerre. J’étais né sur un champ de bataille, enfanté par une mère que je ne connus jamais.
- Malhuin, vous avez le droit de l’amour pour vous. En vous adoptant, Tuor vous a donné bien plus que son nom.
- Je vous remercie de ces paroles, Votre Majesté.
- Majesté ? Si vous me permettez d’utiliser votre prénom, usez du mien.
- Oui, Votre Maj… Idril.
Son sourire s’accentua à ma rapide correction. Quelques instants s’écoulèrent avant que la reine ne reprenne la parole. Son ton contenait davantage de gravité.
- La mort de Tuor m’a beaucoup peinée.
- Mon père laisse un grand vide derrière lui. C’était un guerrier invincible qui revenait toujours les mains pleines de la victoire. Des mains maintenant ouvertes pour toujours.
- Ce n’est pas cela que je regretterais le plus.
Accoudée à la balustrade, la reine regarda la ville en liesse.
- La tristesse et le doute ne devraient pas avoir droit de citer en un tel jour. Cependant, je souhaiterais, vous… Elle parut hésiter, « Demain, les funérailles nationales de votre père débuterons. Je devrais alors vous faire part de mes condoléances officielles. Je vous dirais plein de belles choses sur l’héroïsme de Tuor. Des paroles vides et creuses… Je voudrais seulement qu’il soit là, car il me manque. Un sentiment qui doit être aussi vôtre, mon ami. Notre peuple se console de la mort de son héros. Seulement, vous et moi, nous sommes vraiment seuls aujourd’hui ».
Sensible au chagrin de la dame de mon cœur, je me saisis de ses mains pour la tirer à l’écart. Soudain troublé par la proximité de son visage, je m’assis avec elle sur une des marches de l’escalier.
- Idril… mon père ne vous… Il n’aurait pas voulu que vous vous mettiez dans un tel état. Le tableau est noir… Mais pas désespéré ? Je ne suis pas seul, vous non plus. D’ailleurs, vous le savez. Nous sommes ensemble. C’est pour cela que vous m’avez demandé de venir. Mon père a marqué nos deux vies, nous laissant brisé par son absence.
Emue, la reine baissa les yeux et se mordit les lèvres. La gorge nouée, j’attendis sa réponse, certain d’avoir marqué un point. Je ne la connu jamais, car à cet instant une voix glaciale s’éleva derrière nous.
- Je vous cherchais, Votre Majesté.
Debout en haut des marches, un personnage splendide nous toisait avec un calme trop parfait pour ne pas être simulé. Un bandeau d’or serrait ses longs cheveux d’argent qui retombait en masse sur ses épaules. Il portait une houppelande d’un rouge moiré sur une tunique brodée, un ton plus clair.
Ce fut surtout son visage qui m’intimida. C’était celui de mon père.
Idril réagit la première. Ôtant ses mains des miennes, la dame féerique se redressa vivement.
- Ildor ? De quel droit venez-vous me déranger ?!
Les mots de la reine me sortirent de mon hébétude. La ressemblance du nouveau venu avec mon père n’était pas due au hasard. Ildor était en fait mon oncle, le frère jumeau de Tuor. Une rareté chez les Elfes.
L’être fée s’inclina vers la dame de mes pensées.
- Je prie Votre Majesté de bien vouloir excuser mon impudence. Cela serait un effet de votre bonté si vous daignez voir dans mon comportement un signe d’inquiétude.
- De l’inquiétude ? La vôtre ?
- Celle de tout votre peuple, si vous ne daignez pas participer aux festivités.
Idril se rembrunit. Lorsqu’elle se retourna, son front d’habitude si lisse était parcouru d’une fine ride.
- Excusez-moi, prince Halwygg-Nan-Nee, il me faut retourner à mes devoirs.
Saluant rapidement, la reine prit le bras que mon oncle lui offrait. Alors qu’elle remontait les marches, Ildor se retourna une dernière fois :
- J’apprécie ton goût, mon neveu, beaucoup moins ton ambition. Tu devrais te restreindre au domaine militaire.
Les paroles étaient surprenantes, le ton acide. Ce n’était pourtant rien en comparaison du regard que m’envoya mon oncle. La haine et la jalousie les faisaient briller d’un éclat peu rassurant.
Huit cent ans plus tôt, le monde d’Ava était bien différent.
Elfes, Nains, Géants et humains vivaient en paix. On coulait le bronze pour en faire des socs de charrues, les flèches servaient à la chasse et nul n’avait encore imaginé d’armure. Cet Âge d’Or prit fin lorsque qu’apparu Nôme. Séduisant des Elfes, des Géants et des humains, le Roi-Démon édifia une puissante citadelle, loin sous les monts de Jatnem. Et c’est dans les fosses d’Eatling, la citadelle du Nord, qu’une sorcellerie immonde donna naissance à des monstruosités. Lentement, les fous séduits par Nôme changèrent. En l’espace de quelques générations, les humains donnèrent naissance aux tribus innombrables des Gobelins. Issus des Elfes, les Hobgobelins devinrent de terrifiants sorciers. Quant aux Géants, ils engendrèrent les immondes Trolls, l’élite de l’armée démoniaque.
Une ère de conflit succéda à la paix originelle d’Ava. Les hordes de Fer Vêtus du seigneur Gobelin Guynaz s’abattirent sur un monde qui n’était pas prêt à les combattre. Des créatures de cauchemar semaient la mort et la désolation sur toute la terre. Les volcans endormis depuis des éons vomissaient flammes et cendres au milieu d’un paysage dévasté. Les éléments eux-mêmes semblaient contaminés par la folie qui s’était emparée du monde.
Les Elfes ne connaissaient pas la guerre. Les enfants de la première aube ne pouvaient pas résister aux armes de fer des Gobelins, ni à la puissance dévastatrice des démons.
Pourtant, comme souvent, c’est au milieu des pires ténèbres que l’espoir renaquit. Alors que les Elfes d’Esgalen livraient leur ultime combat, un héros se manifesta. Touché par la main de Dieu, Tuor, prince de la maison Halwygg-Nan-Nee, se retrouva métamorphosé. Une lumière que tous pouvaient voir l’enveloppait. Ses flèches semaient la mort. Et lorsqu’il n’en eut plus, il se saisit d’un tranchoir gobelin. Affrontant un démon après l’autre, Tuor décima leurs rangs. Galvanisés par l’exemple de leur chef, les Elfes reprirent courage et le massacre changea de camp.
Ce qui avait commencé comme une guerre éclair se termina par une déroute. Elfes, humains, Nains et Géants apprirent rapidement à forger le fer, construire des murailles et des machines de guerre. Lentement, les forces s’égalisèrent. Assiégé dans l’inexpugnable forteresse d’Eatling, Nôme n’en demeurait pas moins une menace.
- … et pour finir, la theng de Shidre et les phalanges écarlates doivent prendre position ici, sur le long mur, en tant que réserve générale.
Armé d’une longue baguette de saule, le iarl Leofwine désigna un point sur la peau de mouton servant de carte.
- Je vous remercie, monseigneur. Vous pouvez vous rasseoir.
Le représentant du roi d’Ambian s’inclina, laissant la place à un Elfe des Bois. Installé à la place laissée vacante, l’Elfe dévisagea des généraux réunis sous la grande tente de l’état-major.
- Les problèmes liés au positionnement de nos différentes troupes étant réglés, nous pouvons passer à l’ordre du jour.
L’Elfe toucha la grande carte tendue derrière lui.
- L’armée de Nôme vient de subir sa plus grande défaite depuis la Nuit de Fer. Nos estimations tablent sur un quart de perte dans les rangs ennemis. La panique qui a suivi la contre-offensive du prince Hallwygg-Nan-Nee a également dispersé une bonne partie des survivants. A l’heure actuelle, ces bandes ne constituent pas un problème. Néanmoins, pour survivre, elles devront se livrer au pillage dans les villages sur nos arrières. Chose que, bien sûr, nous ne pouvons pas le tolérer. J’attire votre attention, messeigneurs, sur la région de Laërte.
Charbon de bois en main, l’Elfe noircit une large zone de la carte.
- Plusieurs seigneurs de la guerre ont trouvé refuge dans cet endroit. Leurs effectifs ne sont pas connus avec certitude. Les témoignages de nos éclaireurs font pourtant état de la présence de plusieurs armées parfaitement équipées et dotées de machines de sièges. Il s’agit d’une force que nous ne pouvons nous permettre de négliger. Comme vous le voyez, ces troupes tiennent une partie du long mur et peuvent nous assaillir même au milieu des terres protégées.
- Sont-elles actives ?
Les regards se tournèrent vers l’officier humain qui venait de parler.
- Pas pour l’instant, iarl Gyrth. Les Gobelins ont été sévèrement étrillés, ils doivent prendre le temps de lécher leurs plaies.
- Et les armées de Nôme, questionna un Nain.
- J’allais y venir, Naïs fils de Nalin. L’essentiel des troupes du Roi-Démon ont trouvé refuge derrière les murailles d’Eatling. Les armées du prince Halwygg-Nan-Nee empêchent toute sortie en masse des assiégés. Si vous voulez en dire plus, Malhuin, je vous cède la place.
Après avoir salué l’orateur, je fis face au publique. A part un quatuor d’humains et de Nains, les officiers présents appartenaient tous à mon peuple. Seul représentant des Elfes d’Or, j’étais le point de mire d’une dizaine de pairs issus des autres ethnies du peuple fée.
- Messeigneurs, le résumé de la situation que nous a offert Havdir est digne d’éloge, clair et concis. Nos choix semblent limités. Depuis le début de la guerre, nous n’avons jamais osé attaquer Eatling. Maintenant encore, ses formidables défenses paraissent infrangibles. Par contre, nous avons à quelques lieux une armée ennemie. Une cible facile, des troupes désorganisées et meurtries qui doivent sans doute manquer de vivres.
- Alors attaquons-les !
- Et perdons la guerre.
Ma répartie fit sursauter les membres de l’état-major. Thrahr, un vieux nain rusé, me jeta un regard expectatif.
- Que voulez-vous dire, Anacsarie ?
Le surnom d’Anacsarie m’avait été décerné par les plus méfiants de mes adversaires politiques. On pourrait le traduire par : « Celui qui suit le chemin tortueux qui mène à la couronne ». Je n’avais pas volé une telle appellation. Mon goût pour la ruse, dans la société trop chevaleresque des Elfes, m’avait souvent fait considérer avec méfiance. Avec l’imbécillité propre aux trop jeunes, je m’étais aussi affiché en compagnie de la reine Idril. On ne crédite rarement d’un but droit ceux qui passent par des chemins tortueux. J’aimais Idril. On n’y vit qu’une avidité mal déguisée. Le plus grave, c’était que mon ambition était assez réelle pour prêter à confusion. Après ma victoire, j’avais brigué et obtenus la direction de l’armée coalisée. Pour être le plus talentueux des stratèges elfes, je n’en étais pas moins le plus jeune. Ma promotion était restée en travers de la gorge de bon nombre de mes aînés. Gonflée de suffisance comme une baudruche prête à éclater, je ne compris que trop tard où se trouvaient mes vrais ennemis.
- L’armée du Roi-démon est affaiblie, c’est le moment idéal pour attaquer Eatling.
Un brouhaha s’éleva sous la tente, chacun cherchant à parler en même temps.
- Silence !
Délaissant les deux lévriers qu’il cajolait depuis le début de la séance, Ildor se leva.
- Serais-tu devenu soudain fou, mon garçon ? Tu viens toi-même de dire que la citadelle de Nôme était imprenable.
- Mon oncle, vous êtes un grand poète et vous savez reconnaître la valeur du choix d’un mot. Je n’ai jamais dit qu’Eatling était imprenable mais bien qu’elle le paraissait. En fait personne n’a jamais essayé.
- L’argument est spécieux. D’aucuns se sont mesurés à Nôme, tous ont péris. Ton père, mon propre frère, est le dernier de cette longue liste. Souhaites-tu y ajouter ton nom ?
- Aussi étrange que cela vous puisse paraître, il s’agit justement d’un de mes arguments.
Ce fut avec passion que je défendis mon point de vue. J’avais soigneusement étudié la manière d’agir de Nôme comme celle de mes prédécesseurs. Depuis des siècles, la guerre se déroulait de manière quasi-rituelle. Nôme tentait une sortie, nous la repoussions et venions nous réinstaller sur nos positions. Après cette longue expectative, le Roi-Démon avait soudainement pris la tête de ses armées et tué mon père en combat singulier. Ce revirement s’expliquait par la lassitude des combattants. Mais en défaisant son armée, j’avais réussi à empêcher le démon de reprendre ses troupes en main. En fait, jamais leur moral n’avait été aussi bas.
Le moment était idéal pour attaquer Eatling. Depuis des siècles, la garnison n’avait pas combattu. Aussi peu de temps après une grande bataille et alors que des troupes se trouvaient encore sur nos arrières, Nôme ne croirait jamais que nous puissions le défier.
- Je sais que je vous demande de jouer une armée à pile ou face. Seulement, il ne faut pas vous leurrer. Si nous restons sur la défensive, nous finirons par perdre. Personnellement, je préfère tenter quelque chose plutôt que d’attendre que l’on vienne m’égorger.
Ildor parut secoué par mon argumentation.
- Malhuin, je ne doute pas que tu ais réfléchis à tout cela. Cependant, que faisons-nous des Gobelins de Laërte ?
- Rien. Oh, ils sont dangereux, bien sûr. Mais sans vivres je doute qu’ils puissent entreprendre quoi que se soit.
- Et si vous vous trompez, intervint Naïs.
- La garnison d’Orodoreth…
- … défendra Orodoreth, Anacsarie. Il se trouve que je m’inquiète plutôt des campagnes.
L’Elfe Sylvain qui venait d’intervenir me regardait avec méfiance et colère. De nombreux êtres fées accueillirent sa remarque avec force signes d’approbation.
- Si vous préférez attaquer d’abord Laërte, il se trouve que c’est ce qu’attends le Roi-Démon. Si nous continuons à faire ce qu’il attend de nous, pourquoi le combattre ? Nous serions mieux à Eatling.
J’étais injurieux et je le savais. Choqués, certains officiers reculèrent, d’autres devinrent blancs de rage. Ildor fit un signe d’apaisement et sa voix était mielleuse lorsqu’il reprit la parole.
- Allons, messeigneurs. Conservez votre énergie pour des tâches plus dignes de vous. Quand à toi, mon neveu, arrête de prendre les critiques pour des attaques personnelles. Je n’entends rien à l’art de la guerre, contrairement à mon frère Tuor. Pourtant, comme vous tous, je connais les Gobelins. Si nous n’attaquons pas Laërte, les enfants de Nôme jugeront que nous les craignons. Je vous propose un compromis. Mon neveu prendra la tête d’une armée chargée de prendre Eatling. Pendant ce temps, une autre armée, se chargera… disons d’ « amuser » les Gobelins. Inutile de livrer une vraie bataille. En cas de problème, nous serons assez proches pour nous porter au secours des assiégeants.
Ainsi fut dit, ainsi fut fait.
Sous un ciel gris, empuantis des vapeurs volcaniques et des feux de Nôme, la combe avait pris le visage même de la désolation. La roche basaltique grise et noire nous entourait de toute part, comme prête à nous broyer. La végétation se résumait à quelques touffes de sparte et une sphaigne gluante.
Ce n’était pas la première fois que l’armée coalisée se risquait en vue de la Porte Noire. Partout on pouvait voir des traces des affrontements précédents. Les morts reposaient en alignements sans fin, vestiges de plus d’une centaine de batailles. On avait édifié des cairns pour ensevelir les vainqueurs, mais les vaincus exposés aux intempéries n’étaient plus qu’ossements blêmes.
Le conducteur de mon char poussa notre attelage entre la dépouille d’un grand ver et une pyramide de crânes avant de l’immobiliser au sommet d’un crassier. De là, je voyais les portes d’Eatling. Deux battants couverts de plaques de bronze, si larges que huit hommes marchant de front auraient pu sans peine les franchir. Hautes et imposantes, elles se dressaient au-delà d’une faille franchie par un pont de pierre. Entre elles et nous, la vallée était un grouillement d’armure, comme un océan sur lequel battaient des centaines de bannières.
Précédés de leurs propres enseignes, les Elfes furent les premiers à prendre position sur le champ de bataille. Sur quatre rangs, leur première ligne était formée en une phalange lâche. On y trouvait les meilleurs guerriers de la coalisation, les vétérans porteurs de casques et de cotte de maille. Restée en réserve derrière ce rempart de lances et de boucliers, l’infanterie légère était hérissée de javelots et d’arcs prêts à tirer.
Les deux ailes étaient occupées par les guerriers humains d’une dizaine de nations. A droite, l’élite venue du royaume d’Ambian s’était constituée en un vaste arc de cercle défensif. Des Géants de l’île d’Anduire renforçaient leurs positions. La cavalerie se tenait en réserve à une centaine de mètres en retrait.
A part des mouvements de troupes de dernière minute et le va-et-vient des messagers, l’armée était immobile.
Ce n’était pas le cas de nos vis-à-vis. Les rangs des Gobelins étaient parcourus de mouvements en forme de vague. Le vent nous rapportait le fracas des tambours et les cris des guerriers. L’excitation montait dans les rangs ennemis. Déjà, quelques isolés s’étaient avancés pour exécuter un péan devant leurs camarades.
Je me retournais vers la charreterie qui attendait en silence derrière moi. Les redoutables machines de guerre étaient légères et très mobiles. La caisse reposait sur le timon à l’avant et ne dépassait guère l’essieu à l’arrière. Deux chevaux houssés tiraient l’ensemble. Accoudés aux ridelles, les guerriers étaient vêtus de cottes de maille renforcées aux épaules et d’un casque ogival. Ils portaient au bras un bouclier oblong fait de planches de peuplier ou de tilleul. Une épine verticale en bois, serrée par un umbo en forme de papillon servait à dévier les coups de lance. Les guerriers possédaient une lance et trois javelots. Leurs épées étaient portées dans un fourreau métallique qu’un ingénieux système de chaînettes retenait au côté.
L’aurige avait lui aussi une cotte de maille et un casque. Néanmoins, comme il devait conduire le char, son armement se limitait à son épée. Les équipages étaient flamboyants. Les hommes portaient des torques et des bracelets précieux. Les boucliers étaient peints de couleurs vives et les fourreaux d’épées se couvraient de feuilles d’argent incrustées d’émaux ou de pierres précieuses. Les deux derniers chars de la compagnie ne portaient pas de combattant. L’un transportait le porteur d’une enseigne représentant un cheval cabré, le second un sonneur et sa carnyx.
Alors que je m’attardais sur les visages de chaque guerrier, je ne vis en eux que détermination et confiance. Lentement, de ma lance, je me mis à frapper mon bouclier. D’autres m’imitèrent et de proche en proche l’armée entière repris ce tambourinement.
Comme je l’ai dit plus haut, des siècles d’affrontements non décisifs avaient transformées les batailles en de véritables rituels. Un héraut de Nôme vint nous accabler d’exhortations et de sarcasmes. Pour toute réponse, il ne reçut qu’une flèche qui vint se planter dans son bouclier. Ensuite, des champions défièrent des combattants de l’armée ennemie. Comme à chaque engagement nous ne perdîmes que bien peu de ces duels. La mort de mon père contre Nôme n’avait été qu’une des rares exceptions à cette règle.
Les Gobelins attaquèrent dès la fin des préliminaires. Si vous ne les avez jamais vu charger, vous ne pouvez pas comprendre la peur qu’ils inspirent. C’est comme voir la terre se soulever pour se dresser contre vous. C’est les hurlements gutturaux sortis de plusieurs milliers de gorges, les tambours et les pas qui roulent comme le fracas du tonnerre. En un instant, ils se répandirent sur tout l’espace de la vallée, débordant sur les collines proches. Leurs premières lignes étaient déjà quatre ou cinq fois plus nombreuses que toute notre armée et d’autres avançaient encore derrière.
Néanmoins, face à cette horde nous n’étions pas désarmés. Les arcs elfes avaient une portée de près de quatre mille pas, presque le double de ceux de nos alliés humains, plus du triple de ceux des Gobelins. Au son de la carnyx, les archers ajustèrent leurs traits. Il y eut un crissement puis le son confus du claquement de milliers de cordes. Mortelles, les flèches atteignirent brutalement l’apex de leurs trajectoires avant de retomber dans un sifflement rageur.
On entendit alors un bruit similaire à celui de grosses gouttes de pluie martelant un toit. Un son bien plus agréable que les cris d’effrois et de douleur qui suivirent. Des brèches s’ouvrirent dans les rangs ennemis, immédiatement refermées. Cependant, déjà, une autre volée de flèches prenait l’air pour semer la mort.
Avant même d’arriver au contact, les Gobelins avaient été littéralement décimés. Les pertes de notre côté avaient été faibles. Ainsi, je pus voir un ennemi ébranlé se briser sur nos lignes, incapable d’en percer le formidable rempart. Pendant ce temps, nos archers, auxquels s’étaient joints lanceurs de javelots et frondeurs, continuaient le harcèlement.
Pendant plus d’une heure, l’affrontement continua sans que nous affaiblissions beaucoup plus. Démoralisés, taillés en pièces, les Gobelins perdirent pieds et l’on sonna la retraite.
Debout sur mon char, je tendis ma lance vers les rangs de fuyards. « Donnez l’ordre de charger ! » Le sonneur de carnyx tira de son instrument un long beuglement semblable à l’appel d’un sanglier. L’infanterie lourde répondit par l’appel de ses propres sonneurs. La lance levée au-dessus de l’épaule, le bouclier tendu devant eux, les phalanges s’ébranlèrent. L’infanterie légère, plus fraîche, se joignit à la ruée. La retraite des Gobelins se transforma en déroute. Des guerriers lâchèrent leurs pavois pour courir plus vite, des unités se mélangèrent dans la confusion tandis que des corps en retraites bousculaient des troupes de renforts. Les Gobelins qui tombaient étaient impitoyablement piétinés par leurs congénères. Dans cette panique bien peu songèrent à résister.
- Préparez-vous à avancer les troupes de huit cent pas. Que chaque compagnie désigne une corvée de dix hommes. Récupérez toutes les projectiles réutilisables. Tous les blessés qui ne se sentent plus capable de combattre restent sur place. A mon ordre, avancez !
Malgré les apparences, la charge des Gobelins avait été plus impressionnante que réellement dangereuse. En fait, il était bien rare que le premier assaut décide de la tournure des combats. Traditionnellement, on envoyait à l’attaque de jeunes guerriers ou des tribus sous-équipées, voir de vieux combattants qui désiraient mourir au combat. Après cet assaut qui ne visait qu’à émousser notre résistance et à vider nos carquois, l’ennemi se reformait sur ses positions de départ. Cette fois-ci, l’élite ennemie, Fers Vêtus et Trolls, allait participer à la ruée.
Plutôt que d’attaquer sur un vaste front, les Gobelins s’étaient réunis en trois coins dirigés vers le centre et les deux ailes. Entre ces formations, s’avançaient des bataillons d’archers et de monteurs de loups.
Nos propres archers tendaient déjà leurs arcs quand un rugissement ébranla l’air. Une ombre passa sur le champ de bataille. Malgré la gravité de l’instant, de nombreux regards étonnés cherchèrent ce qui venait de passer au-dessus d’eux.
Mon sang se glaça. Trois créatures planaient mollement, agitant parfois les longs pans de cuir de leurs ailes digitées. Des écailles d’un rouge tirant sur le noir les couvraient de leur tête féroce surmontée de cornes jusqu’à leur longue queue reptilienne.
- Des dragons !
Le cri d’alarme retentissait encore que le premier monstre piqua vers le sol. Sa tête se tourna pour vomir son venin incendiaire tandis qu’il amorçait une ressource pour repartir vers le ciel. Une large tranchée enflammée s’ouvrit alors. La plupart des soldats purent s’éloigner à temps. Seule une dizaine d’entre eux se transformèrent en torche vivante. Il y eut un mouvement de panique que les officiers se chargèrent de réprimer. Une voix s’éleva venu de je ne sais où : « Les archers ! Faites tirer les archers ! »
Le premier monstre était déjà trop loin à ce moment et les flèches s’égayèrent en tout sens sans le blesser. Le second, qui plongeait vers nous à ce moment, eut le réflexe de cracher son feu pour calciner les projectiles. Le dernier, le plus petit et sans doute le plus jeune, se croyait sans doute invulnérable du haut des cieux. Touché au ventre par les archers d’Ambian, il s’effondra au milieu des rangs alliés.
Les dragons survivants prirent du champ. Leurs feux étaient bas après la démonstration auxquels ils s’étaient livrés. Tendus, nous suivions leur danse alors qu’ils reprenaient leur souffle. Et puis, à nouveau, l’enfer se déchaîna. Trompé par la feinte d’un monstre, nous laissâmes l’autre tomber sur nous. Les flammes explosèrent au milieu des rangs serrés de l’infanterie. En réponse, les traits partirent en tous sens. Très agile dans son élément, la créature ailée s’échappa à nouveau. Ce ne fut pas le cas de son compagnon. Sa rapide chandelle l’avait mené au-dessus des sorciers présents sur l’aile gauche. Soudain, les nuages gris s’embrasèrent. Des éclairs se ramifièrent dessinant une cage de feu bleu auquel le monstre resta englué. Proprement foudroyé, le grand ver retomba sur ses vainqueurs, en tuant plusieurs au passage.
Le dernier dragon s’enfuit sans demander son reste. Pourtant, il avait réalisé sa tâche. La panique avait dispersé les compagnies. La fumée et les flammes obscurcissaient le champ de bataille, séparant les hommes. De nombreux chevaux fous de terreur avaient vidés de selles leurs cavaliers. Quant à nos archers, occupés à combattre les dragons, ils avaient laissé s’approcher les guerriers de Nôme.
Cette fois, l’avance des Gobelins prit un air irrésistible. Ils avaient largement pénétré dans la zone de tir lorsque nous pûmes ouvrir le feu. Mais les Fers Vêtus, groupés en tortue, ne craignaient guère nos flèches. Arrivés à cent pas, nos lanceurs de javelots nous offrirent nos premiers succès. Encombrés par les fers fichés dans leurs pavois, de nombreux guerriers s’exposèrent et périrent.
Las, ce ne fut qu’un bien piètre résultat. Epuisé par le long combat qui avait précédé cette charge, nos premières lignes cédèrent non sans avoir brisé la formation ennemie. La bataille dégénéra en une sanglante mêlée. Malgré leur nombre et leur fraîcheur, les Fers Vêtus et les Trolls n’auraient pu prendre le dessus sur nos meilleurs soldats. Seulement, les hautes silhouettes de démons dominaient leurs rangs. On ne les reconnaissait pas uniquement à leurs armures couvertes de runes. Dans leur sillage, ils laissaient des traînées de flammes et de fumées. Même leurs armes étaient portées au rouge par leur chaleur interne.
Pour remporter la victoire, il ne me restait plus qu’un seul atout.
- Faites sonner la charge !
Les démons avaient choisis d’attaquer des zones limitées de notre ligne de défense. Ainsi, ils avaient pu enfoncer nos rangs. Néanmoins, ce choix tactique les contraignait à ne contrôler qu’une partie du front. A la tête de la charreterie, je contournais les zones de combat pour me placer sur le flanc gauche de l’ennemi. Formé en ligne, nous chargeâmes. Les lames des faux attachés aux moyeux des roues déchirèrent os et chair, séparant les pieds du corps qu’ils soutenaient. Nos chevaux brisaient de leurs sabots les crânes de nos ennemis. Nos javelots semaient la mort. Trois fois, ainsi, nous lançâmes nos chars sur l’ennemi, traversant ses rangs pour frapper de tous côtés. Et pendant ce temps, les régiments de cavalerie alliée attaquaient les autres colonnes ennemies.
Tant et si bien, que nous regroupant, nous vîmes que l’affrontement avait largement débordé de l’ancienne ligne de front. Où que nous portions le regard, ce n’était que succession de duels isolés. Les flammes laissées par les dragons éclairaient des milliers de combattants entremêlés. Le fracas de la bataille, les cris des mutilés et des moribonds étaient entrecoupés par le son des carnyx et des trompes de guerre. Ici où là, quelques régiments encore en formation autour de leurs enseignes ressemblaient à des îles au milieu d’une mer en furie.
Puisque nous ne pouvions plus combattre sur nos chars, nous posâmes pied à terre avant de retourner dans la presse. Je ne sais pas combien de temps dura encore le combat, des heures sans doute. Le soleil se couchait quand, enfin, les Gobelins sonnèrent la retraite. Nous n’avions pas le droit de les laisser partir, alors nous les poursuivîmes jusqu’aux portes d’Eatling. Je ne crois pas que plus d’une centaine de guerriers les franchirent. Autant, peut-être moins, purent fuir par des sentiers de montagne. Le reste, tout le reste, périt ou fut capturé. Sur près d’une lieu, de la Porte Noire à notre position de départ, il y avait des cadavres. Il était rare d’en voir moins d’un tous les dix pas. En certains lieux, ils s’empilaient pour former de véritables monticules. Jamais jusqu’alors je n’avais vu de combat aussi violent.
Le lendemain, je fis dresser le bilan des pertes. Elles étaient conséquentes. Nos effectifs s’étaient vus réduits d’un tiers. Ce fut donc avec un goût de cendre dans la bouche que j’accueillis les renforts qui venaient d’entrer dans la vallée. De tous les peuples coalisés, seuls les Nains n’avaient pas participé au combat de la veille. Les raisons de leur retard, ils les tiraient derrière eux dans leurs nombreuses charrettes remplies de machines de guerre démontées.
Chaque peuple de l’Alliance apportait sa propre pierre à l’édifice de la victoire. Les Elfes avaient la meilleure archèterie. Les Géants se targuaient de ne craindre aucune infanterie. Les humains étaient de merveilleux cavaliers.
Vivant sous la terre où ils exploitaient des mines et des forges, les Nains fournissaient armes et équipements à nos armées. C’étaient également eux qui construisaient les remparts et les forteresses assurant la protection de nos villes. Ils n’apparaissaient sur les champs de batailles que dans le cadre de la guerre de siège.
Aucun peuple ne savait autant qu’eux sur l’art d’investir une place forte.
C’étaient de terrifiants guerriers qui venaient de nous rejoindre. A leur tête marchaient une troupe d’infanterie. Vêtus d’écailles de fer, les Nains portaient leurs barbes divisés en deux tresses qui descendaient jusqu’à leur ceinture. Cet aspect barbare était encore renforcé par leurs masques de guerre aux traits effrayants. Leurs mains serraient une redoutable hache à double fer, presque aussi grande qu’eux. La pièce maîtresse d’un arsenal qui comprenait encore une rondache, deux haches de guerre et une francisque.
A peine arrivés, leurs ingénieurs entreprirent des relevés topographiques. Face aux portes d’Eatling, des tranchées furent creusées à l’abri de boucliers mobiles. Derrière, furent tirées les machines de sièges. Il y avait là, principalement, trois types d’engins. Les scorpions étaient de grandes arbalètes qui bénéficiaient d’une portée et d’une précision supérieures aux armes individuelles. Les catapultes fonctionnaient sur le principe de la torsion. Un arc gigantesque tendu par un système de treuil permettait de projeter un bloc de pierre posé dans une cuillère terminant un bras. Les onagres fonctionnaient selon un principe similaire. La différence principale venait de la poche de cuir où l’on mettait les petites pierres servant de projectiles. Alors que la catapulte servait d’armes anti-fortification, les traits des onagres et des scorpions étaient plutôt destinés aux défenseurs.
Il ne s’agissait pourtant que de pièces mineures dans le jeu en cours. Le roi de l’échiquier était le plus puissant bélier que je n’ai jamais vu.
Trois cent hommes suffisaient à peine à le faire avancer. Un toit couvert de tuile de fer le protégeait d’en haut. Ses flancs de bardeaux de bois étaient recouverts de peaux fraîchement écorchées. Le bélier proprement dit était un long tronc de séquoia recouvert de cuir. Sa tête était un redoutable rostre de fer. L’ensemble paraissait démesuré. Pourtant, la construction n’était que le reflet des servants désignés pour l’actionner. En effet, le bélier était à l’échelle du peuple le plus fort de l’Alliance, les Géants.
Alors que ce véritable monstre était encore à des lieux de distance, nos armes de tir avaient commencé un bombardement mortel. Le vacarme était indescriptible. On entendait le grincement des arcs qui se courbaient. Le claquement des bras qui arrivaient en fin de course sur leur heurtoir. L’air lui-même, déchiré par nos projectiles, émettait un vrombissement sourd. A chaque instant, des blocs de pierre lancés par nos catapultes heurtaient la falaise ou la porte.
Lentement, au rythme des tambours qui impulsaient la cadence, le bélier s’avançait. Ce spectacle avait quelque chose de majestueux et d’irrépressible. Je crois qu’il sema la terreur parmi les Gobelins. Bien avant d’être arrivé à portée, notre machine de guerre fut ajustée par des flèches incendiaires et les projectiles de petites catapultes. En vain, les Nains n’avaient pas bâclé leur travail. Même les plus lourdes pierres s’écrasaient en vain sur le blindage. Pour ce qui en est du bois, soigneusement équarris et couverts de peaux humides, il ne prenait que difficilement feu.
Il eut comme une pause lorsque le bélier s’arrêta devant les portes d’Eatling. Les chaînes qui reliaient le tronc à la charpente grincèrent comme il commençait à prendre de l’élan. Puis la porte résonna, heurtée une première fois. Le second choc fut plus violent. Insensiblement, le bélier gagnait en force. Au quatrième heurt la porte commença à vibrer. Chaque aller-retour l’ébranlait encore plus. Les plaques de bronzes se tordirent, exposant le bois qu’elle couvrait. Puis, finalement, dans un grand craquement, les madriers qui fermaient les battants se rompirent. Arraché à son logement, l’un des panneaux s’effondra, écrasant les Trolls et les Gobelins qui cherchaient à l’étayer
Immédiatement, les Géants lâchèrent les poignées du bélier pour se saisir de leurs armes. Leur ruée fut si impétueuse que les défenseurs n’eurent pas le temps d’abaisser la herse qui doublait la porte. A leur suite, les Nains envahirent le complexe souterrain.
Quant je fis mon entrée dans la grande cour, la bataille était finie depuis longtemps. Le silence régnait. Seuls les corps qui jonchaient les dalles rappelaient que les combats, pour avoir été brefs, n’en avaient pas moins été violents.
- Rapport !
Deux Nains me rejoignirent. L’exploration des tunnels à l’Est et à l’Ouest était terminée. A part quelques dortoirs et des réserves diverses, ils n’avaient rien trouvé. Au Nord, le tunnel principal semblait très étendu. Les patrouilles envoyées le reconnaître s’étaient avancés jusqu’à un kilomètre de l’entrée sans opposition. « Je n’aime pas ça » conclut Nalin tout en caressant sa barbe d’un air pensif. « Hier, une bataille acharnée et aujourd’hui une porte à peine défendue. En fait, je dirais juste assez défendue pour faire vraisemblable. Je trouve que sa sent le piège à plein nez ! »
Je sursautais et le fixais surpris et inquiet de sa sortie. Depuis la veille, je me posais des questions du même ordre. J’avais d’abord vu une faute de stratégie dans la bataille des portes d’Eatling. Si son armée était restée à l’abri des fortifications plutôt que de nous affronter, jamais nous n’aurions pu passer. Cela paraissait insensé. Illogique au point de laisser présager du pire.
Mon silence se prolongea au grand dam des Nains.
- Je vois que nos nouvelles vous plongent dans des abîmes de réflexion. Alors, qu’en déduisez-vous ? Parlez, que diable !
D’un geste, je fis taire Nalin et l’entraînais à l’écart.
- Vous avez raison, j’en suis arrivé aux mêmes conclusions. Mais de grâce, taisez-vous.
- Me taire ?
- Oui, il ne faut pas inquiéter nos troupes.
- Inquiéter ? Le Nain me jeta un regard troublé. « Vous n’envisagez tout de même pas de continuer votre offensive ? C’est un piège ! »
J’approuvais de la tête.
- Certes, mais nous sommes prévenu. Nous contrôlons l’entrée principale d’Eatling. Nôme veut sans doute se servir de sorties secrètes pour reprendre la vallée. Coupées de l’extérieur, nos troupes seront alors massacrées. C’est pourquoi je vais laisser la moitié de nos effectifs, toute la cavalerie et vos machines de guerre pour garder la porte. Ils résisteront suffisamment longtemps pour permettre à mon oncle, le seigneur Ildor, de nous dégager.
Nalin hésita un instant avant de reprendre la parole.
- Vous êtes sûr de vous ?
- L’est-on jamais ?
- Votre maudit orgueil risque de nous tuer tous ! Vous voulez tellement la gloire…
- La gloire ! Il s’agit de Nôme, de nos vies à tous, de nos descendants, de ceux que nous aimons…
- Comment vous croire, Anacsarie ? ! Nos vies seraient un petit sacrifice si elle pouvait vous permettre de coller votre cul sur un trône.
Sans un mot de plus, le Nain tourna les talons. Avant que je ne puisse le rappeler, un lointain roulement de tambour nous parvint répercuté le long des tunnels d’Eatling. Les soldats abandonnèrent ce qu’ils faisaient, cherchant l’origine indéfinissable de ce son. Tous les visages reflétaient une angoisse diffuse. Pour ma part, je tentais de refouler le sentiment d’un désastre imminent.
Les Gobelins capturés au cours des nombreuses années de guerre avaient souvent été interrogés sur la géographie d’Eatling. Extérieurement, la citadelle de Nôme se tenait à l’extrémité Nord d’Ava, acculée aux mers polaires. Seule, la longue péninsule de Jatnem reliait les montagnes volcaniques au reste du continent.
Pour ce qui était de l’intérieur de ces montagnes nous n’avions que des racontars. On disait que la Porte d’Eatling et toutes les fortifications qui barraient la péninsule étaient reliés entre elles par des passages secrets. Les défenses extérieures se voyaient doublées intérieurement par un réseau qui contrôlait les passages. Au-delà, les tunnels continuaient leur descente jusqu’à une immense grotte de plusieurs kilomètres de diamètres. Un lac l’emplissait. Et c’est là que Nôme avait construis la cité d’Eatling. On la disait belle dans sa malfaisance. Bâtie de roche noire, elle était baignée dans une lumière magique. Une clarté qui, en se reflétant dans le lac souterrain, faisait naître des papillons de multicolores sur les murs de la caverne.
La rivière qui coulait devant moi devait s’y jeter. Large d’une dizaine de mètres, rapide, elle formait un obstacle formidable juste franchi par un pont étroit. L’endroit était idéal pour l’installation de la seconde ligne de défense dont les Gobelins nous avaient parlé. Nôme y avait installé de formidables fortifications. De l’autre côté du pont, une poterne nous faisait face, surplombée de mâchicoulis et de créneaux, entourée de meurtrières.
Depuis quatre jours, en dépit de tous nos efforts, nous étions bloqués, incapable de franchir l’obstacle. Il ne s’agissait pourtant pas de défenses comme celles de la Porte Noire. Néanmoins, nous étions bien incapables de les enfoncer sans bélier, ni catapulte. Armes que nous ne pouvions ni amener, ni utiliser dans ces étroits tunnels.
J’étais en train de discuter de la possibilité d’incendier les portes lorsqu’un véritable remue-ménage se fit entendre. Par-dessus ce vacarme, une voix m’appela. Intrigué, je suivis mes officiers. Il nous fallut jouer des coudes pour traverser le tunnel rempli de soldats. A une centaine de mètres de la rivière, une suite de grottes servait d’hôpital. Un sergent nous y attendait en compagnie de deux sentinelles soutenant un individu effondré.
Le sous-officier semblait en proie à un trouble profond.
- Mon prince, une estafette vient d’arriver de la Porte Noire… Il s’est passé quelque chose de terrible !
- Laissez parler le messager.
Epuisé, l’Elfe se redressa. Je remarquais alors sa mine défaite et son teint cireux.
- Votre Altesse, Nôme a contre-attaqué devant les portes… L’armée a été vaincue.
Le message avait mis près de six heures à m’atteindre en raison de la distance qui me séparait des portes d’Eatling. L’ennemi avait attaqué la veille au soir. Une offensive surprise qui avait déferlé simultanément sur les deux flancs de la vallée. En moins d’une heure, la bataille avait été jouée. Nettement surclassée par les multitudes des assaillants, l’armée coalisée avait perdu toute cohésion et s’était rapidement désintégrée.
Le rapport de force était maintenant radicalement modifié. Attaquer la forteresse qui défendait le passage de la rivière souterraine était devenu pire qu’inutile. Je choisis donc de laisser une arrière garde défendre le tunnel et ramenait l’essentiel de mes forces à la Porte Noire.
La garnison de l’entrée m’accueillit avec froideur. Son commandant me conduisit jusqu’à une tour d’observation. De là, je pus voir la vallée. Une armée immense s’y était réunie. Les collines où je m’étais tenu six jours plus tôt avaient beaucoup changé. A cet endroit, les Gobelins avaient rapidement édifié un rempart de pierre sèche. Ce dispositif de défense, tenu par des effectifs réduit pouvait contrer victorieusement toute attaque venue de l’extérieur. Mais le plus grave, c’était ces machines de guerres oubliées par les Nains. Depuis mon poste d’observation, je pus voir que nos assaillants se les étaient appropriés.
Faiblement protégée par sa seule herse et quelques fortifications ébréchées, les portes n’auraient pu soutenir un assaut. Cette attaque, je l’attendis tout en la craignant. Mon espérance était toute entière tournée vers les effectifs que commandait mon oncle. Je n’espérais plus bien sûr reprendre l’offensive grâce à son aide. Tout au plus, il aurait pu me permettre de dégager mon armée.
Espérances et craintes ne se confirmèrent pas.
Trois jours après mon retour à la Porte Noire, ni ennemis, ni amis ne s’étaient manifestés. Ils en auraient pourtant eu largement le temps. Rongé par l'anxiété, je restais à écouter les tambours gobelins qui continuaient à gronder dans les profondeurs. Je sentais l’ennemi comme un serpent constricteur qui refermait lentement ses anneaux autour de mon armée. Seulement, de cela je ne voyais rien. L’absence d’attaque me laissait dans une expectative qui représentait beaucoup trop de temps pour réfléchir, douter et finalement regretter. Le moral de mes soldats, déjà bien chancelant, s’effritait d’heure en heure. Je ne doutais pas que Nôme ait établi ses plans en se basant sur un tel effondrement psychologique. Cependant, je présentais également une autre raison, plus diabolique, à cette attente. L’ennemi préparait quelque chose…
Le lendemain, hélas, devait me démontrer la pertinence de mes intuitions. Les Gobelins surgirent en trois points de la forteresse, sortant des murs comme des rats. J’avais recherché les entrées des fameux passages qui reliaient entre eux les différents postes de la première ceinture de défense. Jamais je n’avais imaginé que Nôme eut pu les camoufler de l’autre côté de passages secrets. Le coup de grâce vint du couloir principal, nous coupant de nos avant-postes.
Je combattis dans la cour principale jusqu’à ce qu’il ne reste autour de moi qu’une poignée de fidèles. Acculés, nous nous réfugiâmes dans une salle proche. Notre résistance dura encore quelques heures. Puis des Trolls enfoncèrent la porte. Mes compagnons se défendirent becs et ongles. De cinquante, ils ne furent bientôt plus que trente, puis vingt, puis dix… A quoi bon continuer ? Les Trolls le payèrent cher, mais bientôt, je me retrouvais seul.
J’appelais la mort de tous mes vœux, elle me fut refusée.
Nôme me voulait vivant et c’est à mains nues que ses enfants m’assaillirent.
Ce ne fut donc pas la fin de la vie. Dans un sens, je crois qu’elle commença ce jour là en même temps que mon calvaire.
Je me réveillais dans un cachot, nu, les bras douloureux des chaînes qui me retenaient au mur humide. Mais je n’étais pas seul. A quelque pas de moi, une femme vêtue d’une tunique crème et de pantalons de velours me fixait avec intérêt. Une femme ? Je rectifiais ma première impression en voyant son regard. Encadré de ses longs cheveux noirs, son visage paraissait exsangue et ses yeux ressemblaient à des puits de ténèbres dénué de toute vie. C’est un démon qui me faisait face.
- Réveillée, ironisa-t-elle. « Mon nom est Trangort, la suzeraine des ombres. »
- Enchanté. Etant donné les circonstances, j’espère que vous m’excuserez de ne pas pouvoir me lever pour me saluer.
Etonnement, Trangort me répondit d’un sourire.
- J’aime votre humour. J’espère que vous le garderez.
- Nul doute que la torture me l’effacera.
- Torture ? Pour qui me prenez-vous ? Ceux qui disent que nous ne respectons pas l’ennemi vaincu sont des menteurs. Non, mon maître et moi-même souhaitons bien au contraire vous traiter en hôte et en ami.
- Je suppose qu’il me suffira juste de trahir les miens pour bénéficier d’un meilleur logement.
La diablesse mima l’étonnement au point de paraître sincère.
- Encore une fois vos prémices sont erronées. Vous vous trompez sur la nature de vos vrais amis. Mon devoir est donc de vous détromper.
D’un mouvement de la main, elle attira mon attention sur une coupe de pierre posée sur un piédestal.
- Ce que vous voyez est un penseive. Un instrument de vérité et de divination.
Comme elle le rapprochait de moi, je vis que le récipient contenait un liquide semblable au mercure. Un doigt plongé dans le penseive, elle murmura une phrase dans une langue d’arcane. La surface se troubla.
Soudain, je vis apparaître ma tente comme si je m’y tenais. Surgie du passé, je revis la réunion de mon état-major. Mes propres paroles et celles des différents protagonistes me parvenaient télépathiquement. Effondré, je compris que jamais mon plan de bataille n’aurait pu fonctionner. Nôme nous surveillait, écoutant le moindre de nos propos. Cependant, le pire me fut révélé lorsque le penseive suivit mon oncle à l’extérieur de ma tente.
Plusieurs officiers, dont nombre de mes contradicteurs, le suivirent sous son pavillon de toile. « Je ne comprends pas pourquoi vous avez soutenu ce blanc-bec ? » attaqua Naïs. « Cela ne m’étonne pas, répliqua Ildor, les Nains ne sont pas connus pour leur subtilité. » Mots imprudents qui lui valurent un regard de pure haine de la part des insultés. « Expliquez-vous ! » « Anacsarie a proposé un plan qui n’a que des avantages pour nous. S’il bat Nôme, nous serons débarrassé de cette gêne. Dans le cas contraire, il nous sera facile de faire retomber les responsabilités de cet échec sur mon neveu. » Les Nains et les Elfes présents approuvèrent. « C’est pour ça que vous avez demandé la division de l’armée ? » « En effet. Comme ça, le gamin ne disposera pas d’effectifs suffisant pour gagner. Si jamais sa situation devait se révéler délicate, je viendrais bien sûr le sauver. Nous pourrons alors souligner auprès de Sa Majesté combien son général s’est montré imprudent. » Derechef, les officiers approuvèrent. L’un d’eux risqua pourtant un commentaire : « Et si Nôme se révèle plus… actif ? S’il isole complètement l’armée ? » Les officiers se tournèrent vers Ildor. Mon oncle écarta les bras dans un geste d’impuissance parfaitement cynique. « Alors ce voudra dire que Dieu l’a condamné. Ce ne sera pas à nous d’interférer avec son destin. » Le jeune officier qui venait de parler ravala difficilement sa salive. « Ça veut dire que nous devons les abandonner ? Mais… les soldats qui mourrons… comment ? » « Songez plutôt qu’envoyer nos propres troupes reviendrait sans doute à les sacrifier en pure perte ! » Ildor cloua les autres conjurés d’un regard implacable. « De toute façon, la victoire vaux bien quelques sacrifices. »
La surface du penseive retourna à son aspect premier.
- Leur victoire, souligna Trangort, ne ressemble pas à l’idée que vous vous en feriez, n’est ce pas ? Pour eux, la défaite de Nôme serait plutôt la perte d’une opportunité d’accroître leur pouvoir. Je vous plain, prince Halwygg-Nan-Nee.
Pendant vingt-cinq ans, chaque jour, Trangort venait me voir avec son penseive. Elle m’apportait les nouvelles de l’extérieur tout en cherchant à briser ma résistance. Elle me montra ainsi le triomphe de Nôme contre Ildor, la fin de la grande muraille et le début du siège d’Orodoreth. Par la force des choses, la diablesse devint mon regard sur le monde. Et petit à petit, de trahis, je devins traître. Qui pourrait me le reprocher ? Cinq lustre sans voir la lumière autrement que par le penseive de Trangort. Rapidement, elle a compris que c’est vers vous que je tournais toutes mes pensées. Elle m’a montré votre vie.
Je vous ai trahis Idril, ma reine.
C’est moi, qui aie fait tomber Orodoreth en prenant la tête des armées de Nôme.
Je vous ai trahis, Idril, mais je vous aimais.
Je n’ai pas pu supporter qu’Ildor se rapproche de vous. C’est moi qui aurais dû vous épouser. C’est de moi que vous devriez porter l’enfant.
Je vous aimais… Je vous aime… me pardonnerez-vous un jour ?
FIN